« Adieu » est une nouvelle extraite
du recueil « Contes du jour et de la nuit », publié en 1885. Cette
nouvelle est bâtie un peu différemment d’autres nouvelles du même auteur,
puisqu’elle prend en compte le « renversement » de la chaîne
vécue, opération dont se charge le souvenir. Aussi la « rupture »
dans le programme narratif intervient vers la fin de la nouvelle, mais les
enseignements qu’elle donne y sont exposés à son point de départ.
Adieu
Les deux amis
achevaient de dîner. De la fenêtre du café ils voyaient le boulevard couvert de
monde. Ils sentaient passer ces souffles tièdes qui courent dans Paris par les
douces nuits d’été, et font lever la tête aux passants et donnent envie de
partir, d’aller là-bas, on ne sait où, sous des feuilles, et font rêver de
rivières éclairées par la lune, de vers luisants et de rossignols.
L’un d’eux, Henri
Simon, prononça, en soupirant profondément :
— Ah ! je
vieillis. C’est triste. Autrefois, par des soirs pareils, je me sentais le
diable au corps. Aujourd’hui je ne me sens plus que des regrets. Ça va vite, la
vie !
Il était un peu gros
déjà, vieux de quarante-cinq ans peut-être et très chauve.
L’autre, Pierre
Carnier, un rien plus âgé, mais plus maigre et plus vivant, reprit :
— Moi, mon cher, j’ai
vieilli sans m’en apercevoir le moins du monde. J’étais toujours gai, gaillard,
vigoureux et le reste. Or, comme on se regarde chaque jour dans son miroir, on
ne voit pas le travail de l’âge s’accomplir, car il est lent, régulier, et il
modifie le visage si doucement que les transitions sont insensibles. C’est
uniquement pour cela que nous ne mourons pas de chagrin après deux ou trois ans
seulement de ravages. Car nous ne les pouvons apprécier. Il faudrait, pour s’en
rendre compte, rester six mois sans regarder sa figure — oh ! alors quel
coup ?
Et les femmes, mon
cher, comme je les plains, les pauvres êtres. Tout leur bonheur, toute
leur puissance, toute leur vie sont dans leur beauté qui dure dix ans.
Donc, moi, j’ai vieilli
sans m’en douter, je me croyais presque un adolescent alors que j’avais près de
cinquante ans. Ne me sentant aucune infirmité d’aucune sorte, j’allais, heureux
et tranquille.
— La révélation de ma
décadence m’est venue d’une façon simple et terrible qui m’a atterré pendant
près de six mois… puis j’en ai pris mon parti.
— J’ai été souvent
amoureux, comme tous les hommes, mais principalement une fois.
Je l’avais rencontrée
au bord de la mer, à Étretat, voici douze ans environ, un peu après la guerre.
Rien de gentil comme cette plage, le matin, à l’heure des bains. Elle est
petite, arrondie en fer à cheval, encadrée par ces hautes falaises blanches
percées de ces trous singuliers qu’on nomme les Portes, l’une énorme,
allongeant dans la mer sa jambe de géante, l’autre en face, accroupie et
ronde ; la foule des femmes se rassemble, se
masse sur l’étroite langue de galets qu’elle couvre d’un éclatant jardin de
toilettes claires, dans ce cadre de hauts rochers. Le soleil tombe en plein sur
les côtes, sur les ombrelles de toute nuance, sur la mer d’un bleu
verdâtre ; et tout cela est gai, charmant, sourit aux yeux. On va
s’asseoir tout contre l’eau, et on regarde les baigneuses. Elles descendent, drapées
dans un peignoir de flanelle qu’elles rejettent d’un joli mouvement en
atteignant la frange d’écume des courtes vagues ; et elles entrent dans la
mer, d’un petit pas rapide qu’arrête parfois un frisson de froid délicieux, une
courte suffocation.
Bien peu résistent à
cette épreuve du bain. C’est là qu’on les juge, depuis le mollet jusqu’à la
gorge. La sortie surtout révèle les faibles, bien que l’eau de mer soit d’un
puissant secours aux chairs amollies.
La première fois que je
vis ainsi cette jeune femme, je fus ravi et séduit. Elle tenait bon, elle
tenait ferme. Puis il y a des figures dont le charme entre en nous brusquement,
nous envahit tout d’un coup. Il semble qu’on trouve la femme qu’on était né
pour aimer. J’ai eu cette sensation et cette secousse.
Je me fis présenter et
je fus bientôt pincé comme je ne l’avais jamais été. Elle me ravageait le cœur.
C’est une chose effroyable et délicieuse que de subir ainsi la domination d’une
femme. C’est presque un supplice et, en même temps, un incroyable bonheur. Son
regard, son sourire, les cheveux de sa nuque quand la brise les soulevait,
toutes les plus petites lignes de son visage, les moindres mouvements de ses
traits, me ravissaient, me bouleversaient, m’affolaient. Elle me possédait par
toute ma personne, par ses gestes, par ses attitudes, même par les choses
qu’elle portait qui devenaient ensorcelantes. Je m’attendrissais à voir sa
voilette sur un meuble, ses gants jetés sur un fauteuil. Ses toilettes me
semblaient inimitables. Personne n’avait des chapeaux pareils aux siens.
Elle était mariée, mais
l’époux venait tous les
samedis pour repartir les lundis. Il me laissait d’ailleurs indifférent. Je
n’en étais point jaloux, je ne sais pourquoi, jamais un être ne me parut avoir
aussi peu d’importance dans la vie, n’attira moins mon attention que cet homme.
Comme je l’aimais,
elle ! Et comme elle était belle, gracieuse et jeune ! C’était la
jeunesse, l’élégance et la fraîcheur même. Jamais je n’avais senti de cette
façon comme la femme est un être joli, fin, distingué, délicat, fait de charme
et de grâce. Jamais je n’avais compris ce qu’il y a de beauté séduisante dans
la courbe d’une joue, dans le mouvement d’une lèvre, dans les plis ronds d’une
petite oreille, dans la forme de ce sot organe qu’on nomme le nez.
Cela dura trois mois,
puis je partis pour l’Amérique, le cœur broyé de désespoir. Mais sa pensée
demeura en moi, persistante, triomphante. Elle me possédait de loin comme elle
m’avait possédé de près. Des années passèrent. Je ne l’oubliais point. Son
image charmante restait devant mes yeux et dans mon cœur. Et ma
tendresse lui demeurait fidèle, une tendresse tranquille, maintenant, quelque
chose comme le souvenir aimé de ce que j’avais rencontré de plus beau et de
plus séduisant dans la vie.
∴
Douze ans sont si peu
de chose dans l’existence d’un homme ! On ne les sent point passer !
Elles vont l’une après l’autre, les années, doucement et vite, lentes et
pressées, chacune est longue et si tôt finie ! Et elles s’additionnent si
promptement, elles laissent si peu de trace derrière elles, elles
s’évanouissent si complètement qu’en se retournant pour voir le temps parcouru
on n’aperçoit plus rien, et on ne comprend pas comment il se fait qu’on soit
vieux.
Il me semblait vraiment
que quelques mois à peine me séparaient de cette saison charmante sur le galet
d’Étretat.
J’allais au printemps
dernier dîner à Maisons-Laffitte, chez des amis.
Au moment où le train
partait, une grosse dame monta dans mon wagon, escortée de quatre petites
filles. Je jetai à peine un coup d’œil sur cette mère poule très large, très
ronde, avec une face de pleine lune qu’encadrait un chapeau enrubanné.
Elle respirait
fortement, essoufflée d’avoir marché vite. Et les enfants se mirent à babiller.
J’ouvris mon journal et je commençai à lire.
Nous venions de passer
Asnières, quand ma voisine me dit tout à coup :
— Pardon, monsieur,
n’êtes-vous pas monsieur Carnier ?
— Oui, madame.
Alors elle se mit à
rire, d’un rire content de brave femme, et un peu triste pourtant.
— Vous ne me
reconnaissez pas ?
J’hésitais. Je croyais
bien en effet avoir vu quelque part ce visage ; mais où ? mais
quand ? Je répondis :
— Oui… et non… Je vous
connais certainement, sans retrouver votre nom.
Elle rougit un peu.
— Madame Julie Lefèvre.
Jamais je ne reçus un
pareil coup. Il me sembla en une seconde que tout était fini pour moi ! Je
sentais seulement qu’un voile s’était déchiré devant mes yeux et que j’allais
découvrir des choses affreuses et navrantes.
C’était elle !
cette grosse femme commune, elle ? Et elle avait pondu ces quatre filles
depuis que je ne l’avais vue. Et ces petits êtres m’étonnaient autant que leur
mère elle-même. Ils sortaient d’elle ; ils étaient grands déjà, ils
avaient pris place dans la vie. Tandis qu’elle ne comptait plus, elle, cette
merveille de grâce coquette et fine. Je l’avais vue hier, me semblait-il, et je
la retrouvais ainsi ! Était-ce possible ? Une douleur violente
m’étreignait le cœur, et aussi une révolte contre la
nature même, une indignation irraisonnée, contre cette œuvre brutale, infâme de
destruction.
Je la regardais effaré.
Puis je lui pris la main ; et des larmes me montèrent aux yeux. Je
pleurais sa jeunesse, je pleurais sa mort. Car je ne connaissais point cette
grosse dame.
Elle, émue aussi, balbutia :
— Je suis bien changée,
n’est-ce pas ? Que voulez-vous, tout passe. Vous voyez, je suis devenue
une mère, rien qu’une mère, une bonne mère. Adieu le reste, c’est fini.
Oh ! je pensais bien que vous ne me reconnaîtriez pas, si nous nous
rencontrions jamais. Vous aussi, d’ailleurs, vous êtes changé ; il m’a
fallu quelque temps pour être sûre de ne me point tromper. Vous êtes devenu
tout blanc. Songez. Voici douze ans ! Douze ans ! Ma fille aînée a
dix ans déjà.
Je regardai l’enfant.
Et je retrouvai en elle quelque chose du charme ancien de sa mère, mais quelque
chose d’indécis encore, de peu formé,
de prochain. Et la vie m’apparut rapide comme un train qui passe.
Nous arrivions à
Maisons-Laffitte. Je baisai la main de ma vieille amie. Je n’avais rien trouvé
à lui dire que d’affreuses banalités. J’étais trop bouleversé pour parler.
Le soir, tout seul,
chez moi, je me regardai longtemps dans ma glace, très longtemps. Et je finis
par me rappeler ce que j’avais été, par revoir en pensée, ma moustache brune et
mes cheveux noirs, et la physionomie jeune de mon visage. Maintenant j’étais
vieux. Adieu.
Vanité, P. de Champaigne, XVIIe s. |
I. La vivacité spirituelle
du souvenir
1. L’essence contre le temps
L’essence
s’exprime d’abord avec des présents de vérité générale, exprimant l’immortalité
(apparente) du souvenir ; par exemple : « Il semble qu’on trouve
la femme qu’on était né pour aimer » ; « C’est... ». De la même
manière sera employé l’imparfait contre le figement du temps au passé simple :
« Des années passèrent. Je ne l’oubliais point. ». Et mieux, c’est par
l’image que l’auteur nous donne l’immortel, une image fixée : « Son image charmante
restait devant mes yeux et dans mon cœur. » La tendresse, loin du corps et
de l’espace (Europe – Amérique), ne connaît que l’épure, à l’opposé de l’esquisse
d’un corps toujours changeant. Même lorsque le personnage comprend son illusion,
il s’écrie : « Je l’avais vue hier, me semblait-il, et je la
retrouvais ainsi ! »
2. Le monde change moins que les êtres qui le
contemplent
Il faut comprendre l’imperceptibilité du devenir comme
ayant sa source dans deux éléments : le déni, ou l’impossibilité, de se
voir changé — « Je l’avais vue hier, me semblait-il, et je la retrouvais
ainsi ! », mais encore la stabilité de la situation et l’habitude :
« Ah ! je vieillis. C’est triste. Autrefois, par des soirs pareils, je me sentais le diable au corps. Aujourd’hui... »
[nous soulignons] ; « on ne voit pas le travail de l’âge s’accomplir ».
Vers la fin de la nouvelle, l’on lit aussi que la fille est en puissance la
beauté passée de sa mère, mais en puissance plus lointaine encore la déchéance
encore ; la vie ainsi se succède.
II. La
conscience du temps contre son sentiment
1. L’autre miroir de soi : la rupture
L’auteur
met en exergue que « la révélation de ma décadence m’est venue d’une façon
simple et terrible », et l’explication va suivre jusqu’à clore la nouvelle
sur une note véritablement terminale (« Adieu »), qui reprend le
titre par hyperbole : les personnages n’ont que la quarantaine, mais c’est
devenu un âge conscient comme de sa propre finitude, qu’ils anticipent.
Quand
l’on lit « Je vous connais certainement, sans retrouver votre nom », un
malaise intervient déjà, préfigurant la divulgation du nom, de ce nom qui lui
avait permis de laisser vivre la femme dans les replis de son souvenir, là où
elle eût été à l’abri du devenir. Mais « jamais je ne reçus un pareil coup »,
« un voile s’était déchiré devant mes yeux ». Bien plus, et comme à
son habitude, Maupassant nous livre un indice encore sur la suite du récit :
« leur [aux femmes] beauté qui dure dix ans ». Le changement (I, 2)
dans l’autre se manifeste par un parallélisme entre « l’original » et
la « copie » : les « petites lignes de son visage » sont
devenues « une face de pleine lune », et les « chapeaux
pareils aux siens », que personne n’avait, un simple « chapeau
enrubanné ».
Le
choc de vérité, mesurant l’apriorisme de sa pensée à l’acerbité du réel, par
contrecoup ira faire de la femme le miroir de son propre vieillissement, son miroir-objet
n’ayant su mettre cette distance : « Je pleurais sa jeunesse, je
pleurais sa mort » précède le « Vous aussi, d’ailleurs, vous êtes
changé ».
2. Le mensonge du souvenir et sa réflexion
Pendant
les longues années qui avaient séparé les deux êtres, cette fixité liée au
prototype, dont on ne saurait demander l’imagination de la déchéance, fait
vivre le personnage dans l’illusion de l’Idée : « Il me semblait
vraiment que quelques mois à peine me séparaient... » La rupture faire
suivre la mise en abyme par la réflexion, la prise de conscience du temps qui
passe — « je finis par me rappeler ce que j’avais été », — de l’inconscience
initiale du « j’ai vieilli sans m’en apercevoir le moins du monde »,
que les années sont « si peu de chose », et cætera, au devenir — « une
mère », « tout blanc ». Cette nouvelle serait peut-être,
moralement, une reprise du thème pictural des Vanités exprimant la brièveté de
la vie et l’imminence de la mort. Elle se signe encore du regret — « aujourd’hui
je ne me sens plus que des regrets. Ça va vite, la vie ! ».
Notons
enfin un intérêt littéraire formé par le passage d’une situation référentielle
à l’expression figurée qui la reflète : comparaison de la vie au train
dans lequel ils voyagent, « comme un train qui passe ».
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire