L'ivrogne (1884)


 « L’ivrogne », publié la première fois dans Le Gaulois du 20 avril 1884, ne laisse pas de montrer la facette réaliste chère à Maupassant. Nouvelle à forte teneur morale, la peinture de lieux est omniprésente cependant, et paraît jouer avec les personnages.


L’ivrogne

I

Le vent du nord soufflait en tempête, emportant par le ciel d’énormes nuages d’hiver, lourds et noirs, qui jetaient en passant sur la terre des averses furieuses.
La mer démontée mugissait et secouait la côte, précipitant sur le rivage des vagues énormes, lentes et baveuses, qui s’écroulaient avec des détonations d’artillerie. Elles s’en venaient tout doucement, l’une après l’autre, hautes comme des montagnes, éparpillant dans l’air, sous les rafales, l’écume blanche de leurs têtes ainsi qu’une sueur de monstres.
L’ouragan s’engouffrait dans le petit vallon d’Yport, sifflait et gémissait, arrachant les ardoises des toits, brisant les auvents, abattant les cheminées, lançant dans les rues de telles poussées de vent qu’on ne pouvait marcher qu’en se tenant aux murs, et que les enfants eussent été enlevés comme des feuilles et jetés dans les champs par-dessus les maisons.
On avait hâlé les barques de pêche jusqu’au pays, par crainte de la mer qui allait balayer la plage à marée pleine, et quelques matelots, cachés derrière le ventre rond des embarcations couchées sur le flanc, regardaient cette colère du ciel et de l’eau.
Puis ils s’en allaient peu à peu, car la nuit tombait sur la tempête, enveloppant d’ombre l’Océan affolé, et tout le fracas des éléments en furie.
Deux hommes restaient encore, les mains dans les poches, le dos rond sous les bourrasques, le bonnet de laine enfoncé jusqu’aux yeux, deux grands pêcheurs normands, au collier de barbe rude, à la peau brûlée par les rafales salées du large, aux yeux bleus piqués d’un grain noir au milieu, ces yeux perçants des marins qui voient au bout de l’horizon, comme un oiseau de proie.
Un d’eux disait :
— Allons, viens-t’en, Jérémie. J’allons passer l’ temps aux dominos. C’est mé qui paye.
L’autre hésitait encore, tenté par le jeu et l’eau-de-vie, sachant bien qu’il allait encore s’ivrogner s’il entrait chez Paumelle, retenu aussi par l’idée de sa femme restée toute seule dans sa masure.
Il demanda :
— On dirait qu’ t’as fait une gageure de m’ soûler tous les soirs. Dis-mé, qué qu’ ça te rapporte, pisque tu payes toujours ?
Et il riait tout de même à l’idée de toute cette eau-de-vie bue aux frais d’un autre ; il riait d’un rire content de Normand en bénéfice.
Mathurin, son camarade, le tirait toujours par le bras.
— Allons, viens-t’en, Jérémie. C’est pas un soir à rentrer, sans rien d’ chaud dans le ventre. Quéqu’ tu crains ? Ta femme va-t-il pas bassiner ton lit ?
Jérémie répondait :
— L’aut’ soir que je n’ai point pu r’trouver la porte… Qu’on m’a quasiment r’pêché dans le ruisseau de d’vant chez nous !
Et il riait encore à ce souvenir de pochard, et il allait tout doucement vers le café de Paumelle, dont la vitre illuminée brillait ; il allait, tiré par Mathurin et poussé par le vent, incapable de résister à ces deux forces.
La salle basse était pleine de matelots, de fumée et de cris. Tous ces hommes, vêtus de laine, les coudes sur les tables, vociféraient pour se faire entendre. Plus il entrait de buveurs, plus il fallait hurler dans le vacarme des voix et des dominos tapés sur le marbre, histoire de faire plus de bruit encore.
Jérémie et Mathurin allèrent s’asseoir dans un coin et commencèrent une partie, et les petits verres disparaissaient, l’un après l’autre, dans la profondeur de leurs gorges.
Puis ils jouèrent d’autres parties, burent d’autres petits verres. Mathurin versait toujours, en clignant de l’œil au patron, un gros homme aussi rouge que du feu et qui rigolait, comme s’il eût su quelque longue farce ; et Jérémie engloutissait l’alcool, balançait sa tête, poussait des rires pareils à des rugissements en regardant son compère d’un air hébété et content.
Tous les clients s’en allaient. Et, chaque fois que l’un d’eux ouvrait la porte du dehors pour partir, un coup de vent entrait dans le café, remuait en tempête la lourde fumée des pipes, balançait les lampes au bout de leurs chaînettes et faisait vaciller leurs flammes ; et on entendait tout à coup le choc profond d’une vague s’écroulant et le mugissement de la bourrasque.
Jérémie, le col desserré, prenait des poses de soûlard, une jambe étendue, un bras tombant ; et de l’autre main il tenait ses dominos.
Ils restaient seuls maintenant avec le patron, qui s’était approché, plein d’intérêt.
Il demanda :
— Eh ben, Jérémie, ç’a va-t-il, à l’intérieur ? Es-tu rafraîchi à force de t’arroser ?
Et Jérémie bredouilla :
— Pus qu’il en coule, pus qu’il fait sec, là-dedans.
Le cafetier regardait Mathurin d’un air finaud. Il dit :
— Et ton fré, Mathurin, ous qu’il est à c’t heure ?
Le marin eut un rire muet :
— Il est au chaud, t’inquiète pas.
Et tous deux regardèrent Jérémie, qui posait triomphalement le double six en annonçant :
— V’là le syndic.
Quand ils eurent achevé la partie, le patron déclara :
— Vous savez, mes gars, mé, j’ va m’ mettre au portefeuille. J’ vous laisse une lampe et pi l’ litre. Y en a pour vingt sous à bord. Tu fermeras la porte au dehors, Mathurin, et tu glisseras la clef d’sous l’auvent comme t’as fait l’aut’ nuit.
Mathurin répliqua :
— T’inquiète pas. C’est compris.
Paumelle serra la main de ses deux clients tardifs, et monta lourdement son escalier en bois. Pendant quelques minutes, son pesant pas résonna dans la petite maison ; puis un lourd craquement révéla qu’il venait de se mettre au lit.
Les deux hommes continuèrent à jouer ; de temps en temps, une rage plus forte de l’ouragan secouait la porte, faisait trembler les murs, et les deux buveurs levaient la tête comme si quelqu’un allait entrer. Puis Mathurin prenait le litre et remplissait le verre de Jérémie. Mais soudain, l’horloge suspendue sur le comptoir sonna minuit. Son timbre enroué ressemblait à un choc de casseroles, et les coups vibraient longtemps, avec une sonorité de ferraille.
Mathurin aussitôt se leva, comme un matelot dont le quart est fini :
— Allons, Jérémie, faut décaniller.
L’autre se mit en mouvement avec plus de peine, prit son aplomb en s’appuyant à la table ; puis il gagna la porte et l’ouvrit pendant que son compagnon éteignait la lampe.
Lorsqu’ils furent dans la rue, Mathurin ferma la boutique ; puis il dit :
— Allons, bonsoir, à demain.
Et il disparut dans les ténèbres.

II

Jérémie fit trois pas, puis oscilla, étendit les mains, rencontra un mur qui le soutint debout et se remit en marche en trébuchant. Par moments une bourrasque, s’engouffrant dans la rue étroite, le lançait en avant, le faisait courir quelques pas ; puis quand la violence de la trombe cessait, il s’arrêtait net, ayant perdu son pousseur, et il se remettait à vaciller sur ses jambes capricieuses d’ivrogne.
Il allait, d’instinct, vers sa demeure, comme les oiseaux vont au nid. Enfin, il reconnut sa porte et il se mit à la tâter pour découvrir la serrure et placer la clef dedans. Il ne trouvait pas le trou et jurait à mi-voix. Alors il tapa dessus à coups de poing, appelant sa femme pour qu’elle vînt l’aider :
— Mélina ! Eh ! Mélina !
Comme il s’appuyait contre le battant pour ne point tomber, il céda, s’ouvrit, et Jérémie, perdant son appui, entra chez lui en s’écroulant, alla rouler sur le nez au milieu de son logis, et il sentit que quelque chose de lourd lui passait sur le corps, puis s’enfuyait dans la nuit.
Il ne bougeait plus, ahuri de peur, éperdu, dans une épouvante du diable, des revenants de toutes les choses mystérieuses des ténèbres, et il attendit longtemps sans oser faire un mouvement. Mais, comme il vit que rien ne remuait plus, un peu de raison lui revint, de la raison trouble de pochard.
Et il s’assit, tout doucement. Il attendit encore longtemps, et, s’enhardissant enfin, il prononça :
— Mélina !
Sa femme ne répondit pas.
Alors, tout d’un coup, un doute traversa sa cervelle obscurcie, un doute indécis, un soupçon vague. Il ne bougeait point ; il restait là, assis par terre, dans le noir, cherchant ses idées, s’accrochant à des réflexions incomplètes et trébuchantes comme ses pieds.
Il demanda de nouveau :
— Dis-mé qui que c’était, Mélina ? Dis-mé qui que c’était. Je te ferai rien.
Il attendit. Aucune voix ne s’éleva dans l’ombre. Il raisonnait tout haut, maintenant.
— Je sieus-ti bu, tout de même ! Je sieus-ti bu ! C’est li qui m’a boissonné comma, çu manant ; c’est li, pour que je rentre point. J’ sieus-ti bu !
Et il reprenait :
— Dis-mé qui que c’était, Mélina, ou j’ vas faire quéque malheur.
Après avoir attendu de nouveau, il continuait, avec une logique lente et obstinée d’homme saoûl :
— C’est li qui m’a r’tenu chez ce fainéant de Paumelle ; et l’s autres soirs itou, pour que je rentre point. C’est quéque complice. Ah ! charogne !
Lentement il se mit sur les genoux. Une colère sourde le gagnait, se mêlant à la fermentation des boissons.
Il répéta :
— Dis-mé qui qu’ c’était, Mélina, ou j’ vas cogner, j’ te préviens !
Il était debout maintenant, frémissant d’une colère foudroyante, comme si l’alcool qu’il avait au corps se fût enflammé dans ses veines. Il fit un pas, heurta une chaise, la saisit, marcha encore, rencontra le lit, le palpa et sentit dedans le corps chaud de sa femme.
Alors, affolé de rage, il grogna :
— Ah ! t’étais là, saleté, et tu n’ répondais point.
Et, levant la chaise qu’il tenait dans sa poigne robuste de matelot, il l’abattit devant lui avec une furie exaspérée. Un cri jaillit de la couche ; un cri éperdu, déchirant. Alors il se mit à frapper comme un batteur dans une grange. Et rien, bientôt, ne remua plus. La chaise s’envolait en morceaux ; mais un pied lui restait à la main, et il tapait toujours, en haletant.
Puis soudain il s’arrêta pour demander :
— Diras-tu qui qu’ c’était, à c’t’ heure ?
Mélina ne répondit pas.
Alors, rompu de fatigue, abruti par sa violence, il se rassit par terre, s’allongea et s’endormit.
Quand le jour parut, un voisin, voyant sa porte ouverte, entra. Il aperçut Jérémie qui ronflait sur le sol, où gisaient les débris d’une chaise, et, dans le lit, une bouillie de chair et de sang.


Rue Transnonain, H. Daumier



I. Complicité et complot


1. La mauvaise influence


La mauvaise influence se lit de manière double, grâce au point de vue interne dont use le narrateur. D’abord selon une influence mauvaise d’ordre plus innocente, de l’ordre du jeu simplement social ; Mathurin l’invite par simple amitié : « C’est mé qui paye ».
Aussi, ne voulant peut-être se trouver contraint de s’en aller boire seul — est-il seulement marié ? — il « le tirait [...] par le bras », l’emmenant à la taverne passer leur soirée ou plutôt une partie de la nuit. Grâce à l’habileté de Maupassant, le décor si bien peint vient s’immiscer dans le programme narratif, Jérémie étant « tiré par Mathurin et poussé par le vent, incapable de résister à ces deux forces. »
Assis, les deux faux-complices trouvent leur partie inégale : l’un, vite saoûl, est comme dirigé par Mathurin qui « versait toujours », « prenait le litre et remplissait le verre de Jérémie ».


2. Hésitation et absence de doute


Mais bien vite, l’auteur allude à la raison absente de l’unique payeur, remarquée par Jérémie, notre personnage principal. L’éclairant brièvement d’une interrogation de surface, surtout « tenté par le jeu et l’eau-de-vie », il laisse bientôt derrière lui « l’idée de sa femme restée toute seule ».

Bien vite aussi, il se fait une raison simpliste à cette générosité, avec un « rire content de Normand en bénéfice. »


3. Les parties au complot


Mathurin et le cafetier, dans des gestes dérobés qui peuvent passer anodins à première lecture, pourtant laissent faire surface quelque dessein ignoré par le lecteur et bien plus par, Jérémie, béatement saoûl. Ces gestes sont un clignement d’œil au patron, qui « rigolait comme s’il eût su quelque longue farce ». Est-ce là un point de vue externe ou bien interne à Jérémie ? Il est douteux qu’à ce moment du récit il sache quelque chose, mais il est coutumier aussi à l’auteur de donner des indices préfigurant la trame de l’histoire. Cafetier complice puisqu’il « s’était approché, plein d’intérêt, » « regardait Mathurin d’un air finaud », et ce dernier répondant d’« un rire muet », « tous deux regardèrent Jérémie ». On les laisse poursuivre le jeu et la diversion, après qu’un lecteur attentif aura peut-être perçu le morceau le plus suggestif du texte : « Il [le frère de Mathurin] est au chaud, t’inquiète pas. »


II. L’alcool contre la raison


1. Une scène de genre réaliste : pêcheurs, ivrognes ?


La peinture du lieu mais surtout du temps qu’il fait donne un goût de complicité même du vent, accompagnant la marche de l’histoire en spectateur indifférent, préfigurant surtout la violence.
Quant à l’ivrognerie, il semble que le complot ait accentué, puisque c’est un prétexte, l’habitude plus ou moins liée au métier de la pêche. L’on lit ainsi plusieurs références à un passé proche : « L’aut’ soir », « l’s autres soirs », « comme t’as fait l’aut’ nuit ». Ce soir, un riche champ lexical permet d’appuyer les ravages de l’alcool par rapport au corps et contre la raison. Mais seul Jérémie, qui « balançait sa tête », est pris à son piège, l’« air hébété et content », bredouillant, « trébuchant » et gagnant son domicile « d’instinct », comme les oiseaux.


2. L’élément perturbateur


Le doute qui n’était pas alors qu’il eût pu être, soudain se libère quand Jérémie « sentit que quelque chose de lourd lui passait sur le corps, puis s’enfuyait dans la nuit. » Abêti par l’alcool cependant, le « doute traversa sa cervelle obscurcie ».


3. Raison obscurcie, acte hors de propos


Entre la raison dégagée et celle obscurcie par l’alcool s’oppose encore le doute et sa subséquente obstination, autant que le doute ne s’était installé en l’homme sobre. Indécis d’abord, avec sa « logique lente et obstinée d’homme saoûl », il travaille l’éparpillé vécu des derniers jours — « C’est li qui m’a r’tenu », « c’est quéque complice », — comprenant le complot, et ce malgré l’alcool : « Diras-tu qui qu’ c’était, à c’t’ heure ».
Si son ébriété cependant ne fait pas tant dériver sa raison, elle le fait de ses gestes vindicatifs, donnant voie à l’expression hors de propos de sa certitude : mais sa femme dort-elle ? N’ose-t-elle pas répondre ? L’autre s’était-il attardé jusqu’à minuit, heure à laquelle son frère sonna brusquement la retraite ? Il est certain que, « se mêlant à la fermentation des boissons », la colère enflammée frappa, sans peut-être connaître sa force, et poursuivit son œuvre jusqu’au silence.


III. La morale de l’histoire : une tragédie classique


1. La faute de l’homme


Entraîné par une lâche combine de deux frères, par l’un soulant l’autre alors que dernier crût à quelque anodine amitié mais se retrouvant bientôt comme seul contre toute la petite ville de pêcheurs, d’une décision Jérémie aurait pu éviter cette fin en retournant à son logis. D’une perspicacité manquante surtout si, voyant le patron rigoler « comme s’il eût su quelque longue farce » — remarquons la figure de « farce » —, l’auteur eût voulu écrire son propre point de vue, tout semble éloigner la morale de l’antique fatalité pour la poser dans la conscience individuelle. Mais cette conscience, et c’est là un thème très réaliste, devient le jouet des autres. L’alcool faisant effet jusqu’à l’acte, la faute aura été d’en boire, bien que servi par Mathurin (voir Zola, L’assommoir).


2. La faute de la femme


Avec le frère de Mathurin, la femme reste la cause première de son propre drame, sans qu’elle eût pu entièrement le prévoir : l’on serait en présence d’un enchaînement de péripéties accidentelles au complot. La chute brutale et habituelle de la nouvelle ne semble pourtant pas adoucie par ce constat ; ou aura-t-elle été amplifiée par l’auteur ?


3. La faute de la société


Il semble plutôt que la responsabilité se diluerait dans la « société » entière, à plus ou moins longue échelle : quand on entre dans la taverne, « la salle basse était pleine de matelots », aussi voit-on que l’ivrognerie, à quelque degré qu’elle soit, est commune à la profession qui peuplait unanimement le village.
Plus directement, la faute revient à chacun des complices, outre la tête faible qu’a Jérémie, bien plus qu’au hasard d’une situation imprévue, l’auteur ne laissant pas ce dernier être conçu.


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